Le compositeur et bassiste sénégalais publie Sultan, une odyssée musicale qui rassemble les couleurs de ses expériences, et réunit ses compagnons de voyage.
Seize ans après son premier album, Mbolo, le natif de Dakar qui fêtera ses 44 ans en juin signe Sultan, un trip rétro-futuriste aux teintes fortement panafricaines. Dans ce cinquième disque, le bassiste débarqué à Paris en 2004 embrasse toutes les esthétiques et problématiques qui le traversent, dans les traces de l’érudit poète-voyageur Ibn Battûta. Au gré des titres, on retrouve nombre de ceux qu’il a accompagnés ou qui l’ont accompagné, du pianiste cubain Harold Lopez-Nussa au chanteur marocain Aziz Sahmaoui, conviant même les Américains Lenny White et Bobby Ray Sparks, comme les voix du Tunisien Mounir Troudi ou de la Mauritanienne Noura Mint Seymali. Malgré ce casting conséquent, le voyage vers les figures fondatrices d’un futur afro-jazz se fait d’un pas léger, en rien surchargé d’un trop plein de notes. Bilan et perspectives d’un musicien qui a trouvé dans les mythes fondamentaux l’occasion d’exprimer son désir de spiritualité.
Comment ce projet est-il né ?
J’ai commencé les séances en janvier 2021, ayant eu l’opportunité de bénéficier d’une résidence à l’institut français de Tunis. J’ai donc construit une création avec des musiciens tunisiens, qui correspond aux premières prises pour cet album. Ensuite, d’autres sessions se sont déroulées au studio Red House, à une heure de Paris, puis à celui de Meudon pour les pianos. En parallèle d’autres prises ont été faites à Dakar, pour tout qui est « traditionnel », et New York, où certains invités comme Lenny White sont venus poser leur contribution. Ce disque, c’est finalement la somme de toutes les expériences que j’ai vécues depuis une dizaine d’années, même si entre-temps j’avais publié African Fast Food, qui était une étape dans ce cheminement.
Très nomade dans sa conception, ce disque raconte ton quotidien en tournée, en sessions…
Brésiliens, New-Yorkais, Nord-Africains, Ethiopiens, Cubains, Français, Autrichiens… j’ai multiplié les rencontres. Plus on avance et plus on grandit musicalement. Tous ceux que j’ai croisés, tout ce que j’ai écouté a nourri ma réflexion. Ce serait terrible si j’en étais encore à jouer les mêmes compositions, les mêmes accords. Après ces deux années de covid, il s’est agi aussi de profiter des nouvelles opportunités qu’a permises cette crise, des possibilités qu’on avait déjà : se connecter avec le reste du monde via Internet, et travailler via Zoom. Durant le confinement, j’avais d’ailleurs mis en place un concept, Homes United, où il s’agissait d’inviter chaque semaine un artiste autour d’une de mes compositions créées à cet effet. Cela a aussi nourri ce nouveau projet, permettant de mettre en place des collaborations à distance.
La rencontre avec Aziz Sahmaoui, et le projet University Of Gnaoua qui en a découlé sont aussi déterminants…
Je crois même que cela dépasse cet album précis. Cette expérience sera déterminante pour toute ma carrière. On a passé dix ans ensemble, en co-composant et co-arrangeant les morceaux de ce groupe auquel j’ai participé dès la création. C’est un peu comme lorsque j’ai eu la chance de rencontrer Cheick Tidiane Seck, Joe Zawinul ou Marcus Miller, sauf que là j’étais vraiment impliqué dans la constitution du répertoire.
Avant, il y avait le sentiment que tu cherchais à montrer ce dont tu étais capable en jazz, comme si tu faisais tes preuves. Cette fois, on oublierait presque que tu es bassiste…
Ce disque, je l’ai pensé comme un compositeur, un musicien. Ça te permet d’ouvrir plus de portes. Se restreindre à la posture de bassiste, qui plus est de jazz, c’est quand même s’entourer de barrières. Il faut apprendre la musique au lieu de la basse, apprendre la vie au lieu de la musique. Cela donne plus de consistance à ton propos, et élargit tes opportunités.
Sur ce disque, tu sembles avoir pris du recul, le jazz n’est qu’un élément dans ton expression, qui est par conséquent plus libre…
Oui, sans aucun doute, je crois qu’il est temps d’apporter quelque chose de nouveau dans le jazz africain. Nous ne sommes pas obligés d’aborder cette musique comme le font les Européens ou les Américains, nous devons développer nos propres versions. Le jazz, et le sentiment de liberté qu’il comporte, c’est la démocratie de la musique où chacun doit venir participer avec son histoire. La mienne est forcément plus riche aujourd’hui, et du coup je la raconte autrement à travers ce voyage.
Tu choisis de la raconter en adoptant la figure du sultan…
On oublie souvent qu’en Afrique de l’Ouest, il y a eu des sultans, qui étaient là bien avant l’esclavage. Des grands hommes, des leaders comme le plus connu Soundiata Keita, ont jalonné cette histoire pré-coloniale. Ce sultan, c’est un homme qui se déplace avec ses connaissances, sa famille, son expérience…
Il y a de nombreux titres qui font référence à cette histoire, comme Djolof Blues qui renvoie à l’empire ayant unifié l’actuel Sénégal pendant des siècles…
Tous les titres ne sont pas le fruit du hasard dans ce disque. Ce sont des références historiques : “Donso” fait référence au Mali (le nom est emprunté à la confrérie des chasseurs, NDLR), “Portrait de Maure” c’est le retour du sultan, “Saba ‘s Journey” (le voyage de Saba) rend hommage à la reine… J’avais, avant même de les choisir précisément, l’idée thématique globale de ce disque, qui était déjà présente avant même d’avoir sorti mon précédent disque, African Fast Food sur lequel un titre, Pharoah’s Dance, est d’ailleurs comme une mise en bouche. Il y a le passé, mais aussi l’actualité comme Uthiopic, la contraction d’utopie et d’éthiopiques où est évoqué la figure du grand Cheikh Anta Diop, enregistré avec un rappeur sénégalais, PPS The Writah. Le titre s’appelle “Dalaka”, ce qui signifie « Ouvrez la porte » et évoque la situation des jeunes Africains essayant juste d’atteindre l’Eldorado, poussés par le réchauffement climatique, les troubles socio-économiques. Et ils ne trouvent que portes closes, et des frontières renforcées.
Toi qui es désormais installé ici et qui souhaites contribuer au renouveau du jazz en Afrique de l’Ouest, où il existe trop peu de structures formelles mais un immense vivier d’artistes, tu as choisi de t’investir voici quelques années en créant malgré toutes les difficultés un festival à Gorée. Comptes-tu retourner sur place, non pas en vacances, mais pour y bâtir les fondations de quelque chose qui serve à tous les musiciens ?
Le rêve de tout Sénégalais est de pouvoir rentrer, mais avec quelque chose. Si cela m’arrive, ce sera l’aboutissement de ce voyage qu’est ma carrière, cela voudra donc dire que cette carrière aura eu du sens. L’idée n’est pas que de les aider, de les accompagner, mais aussi de pouvoir échanger avec ceux restés au pays qui ont beaucoup à m’apprendre. La scène musicale sénégalaise s’enrichit en ce moment d’un fort brassage culturel avec la présence de Camerounais, Béninois, Ivoiriens, Guinéens, Congolais… Ils arrivent avec leur propre culture, et modifient profondément l’identité de la scène dakaroise. Et cette fois, c’est à Dakar, où je serai dès le 19 mai pour l’ouverture de la biennale, que je vais donner le 28 le premier concert pour ce nouveau disque. Il faut y voir un signe. D’ailleurs, je serai aussi sur la scène du Saint-Louis Jazz Festival le 4 juin, et il y a des concerts prévus en Guinée-Conakry, en Tunisie, au Maroc… Je tenais vraiment à ce que les premiers concerts se déroulent sur le continent, notamment le tout premier au pays natal.
Alune Wade sera en concert au New Morning le 16 juin.